Vivre c'est résister : Textes pour Germaine Tillion et Aimé Césaire

Claire Mestre, Hélène Asensi, Marie Rose Moro



Aimé Césaire, Germaine Tillion : à deux jours d’intervalle, en avril 2008, meurent deux figures exceptionnelles.
Un « nègre » et une femme. Le poète et l’homme politique, l’anthropologue et l’historienne ont pour point nodal d’avoir nourri une réflexion lucide, complexe et dérangeante sur l’histoire. Et sur l’homme : « Le mal irrigue le bourreau qu’il soit à l’Ouest ou à l’Est, du Nord ou du Sud, et il s’enracine en chacun de nous. Alors les camps nazis ne peuvent éclipser les goulags soviétiques, et le nazisme ne peut cacher le colonialisme. Mis dos à dos, ils révèlent le mépris et la haine de l’homme, sa dévitalisation. » (p. 31).
Cet ouvrage collectif débute par une préface d’Hélène Asensi, Claire Mestre et Marie Rose Moro « Tillion, Césaire, des rêveurs engagés ». Sans savoir s’ils se connaissaient, les auteurs introduisent singulièrement les « Mémoires comparées de Germaine Tillion et Aimé Césaire sur le colonialisme ».
Claire Mestre propose un entretien imaginaire entre Aimé Césaire et Germaine Tillion dans la salle de « l’Observateur France » en 1960 par le journaliste Jean Daniel. Deux penseurs humanistes se frottant aux rugosités de la différence et de la violence de l’homme par le détour de la créativité.
Articulés autour de récits variés et intenses, Tzvetan Todorov, Nelly Forget, Mohammed Harbi, Gabriel Mwènè Okoundji et Toussaint Kafarhire Murhula proposent des hommages et des recueillements autour de Germaine Tillion et d’Aimé Césaire. Ils situent les mémoires de leurs exigeants combats tels que l’aliénation autour de la colonisation et la destruction de l'autre lors des guerres génocidaires. Ils tressent leurs résistances pour défendre les opprimés et mettent en relation leur retombée sur leurs interlocuteurs et sur l’histoire.

Françoise Aubaile-Sallenave, Julien Blanc, Laurent Douzou, Bernhard Strebel et Nancy Wood : « Les vies de Germaine Tillion ».
« Les douleurs et les haines cesseront, ceux qui ne les oublient pas mourront aussi, et tout passe. Sauf quelques oeuvres - terre commune et partagée, patrimoine sans frontières ».

Après de brillantes études, Germaine Tillion devient une anthropologue et une historienne minutieuse. Dans le cadre de sa thèse, elle étudia l’ethnie berbère des Chaouis présente dans l’Aurès. Résistante en juin 1940, elle est arrêtée en 1942. Prisonnière Nacht und Nebel, Germaine Tillion est déportée à Ravensbrück, où, sa mère Emilie, qui la rejoindra, sera gazée en mars 1945 formant le souvenir le plus douloureux qu’elle portera toute sa vie. Au camp, sa connaissance scientifique d’anthropologue lui sert d’action, disséquant chaque détail de cet absurde enfer quotidien du système concentrationnaire, comme objet de compréhension afin de pouvoir lutter. Cachée dans une caisse, elle réussit à écrire et composer une opérette au livret vital et distinct « Le Verfügbar aux enfers ». Dans un camp où la mort semble l’unique issue, Germaine Tillion a résisté et donner à résister par la musique, le verbe et le loufoque à travers une autopsie discernant l’univers concentrationnaire. Libérée en mai 1945, elle revient avec le dessein de témoigner avant de se réengager en Algérie.
Toute sa vie, Germaine Tillion porta la lutte sur les divers fronts de la dignité humaine. Dans les prisons françaises où elle a encouragé l’enseignement ; en Algérie où elle s’est opposée à la torture, à la condition misérable des femmes et à la « clochardisation » du peuple algérien par notamment la construction de centres sociaux formant aujourd’hui le reflet exemplaire de réinsertion sociale. Les auteurs décrivent une anthropologue engagée, en vertu de ses convictions profondes, sans dogmatisme. Ce qui distingue d'abord cette femme est son engagement égal dans l'action publique et dans le travail de connaissance. Du côté de l'action : Résistance, déportation, lutte contre la misère en Algérie, contre le terrorisme et la torture au moment de la guerre d'indépendance. Du côté de la connaissance, un regard d'historienne parmi les plus sagaces sur la résistance et sur la déportation entremêlé à l’approche anthropologique des plus novatrices donnant à regarder, à écouter et à comprendre avec une haute bienveillance.

Dominique Rolland, Jean Marie Théodat, Dominique Chancé et Lilyan Kesteloot : « Les patries d’Aimé Césaire ».
 « La poésie est une démarche qui par le mot, l'image, le mythe, l'amour et l'humour m'installe au coeur du vivant de moi-même et du monde ».  

Les auteurs rendent hommage au père de la négritude qui a permis de métamorphoser l’entendement de l'homme noir et d’animer un humanisme universel. Chez Césaire, « le poème est donc conscience et prise de conscience » (p.59) faisant de la négritude un tremplin vers d’autres réflexions telles que le métissage. Chacun de ses termes évoquent des espaces plus vastes : la négritude n’est pas réductible au teint de la peau, c’est d’abord un maintien intellectuel en faveur des opprimés des colonies auxquels on réfute tout concours à la civilisation universelle. L’aliénation métaphysique et sociale est au cœur même de la colonisation. Témoin capital de l’ère de mutations et de son débat identitaire, la portée historique et politique des écrits d'Aimé Césaire prend un relief spécifique. Son phrasé poétique se révèle dans son discernement politique qu'il nous est donné d'entendre, dans sa densité et son humilité.
Germaine Tillion et Aimé Césaire ont traversé le XXème siècle en y laissant l’engagement commun de « ne pas considérer l’histoire uniquement comme un chapitre clos du passé, mais comme un réservoir inquiétant de dangers potentiels pour le présent et l’avenir » (p. 109). A travers les textes de ceux qui les ont aimés et admirés, émane une lignée humaniste, celle de l’émerveillement et de la foi en l’homme malgré leurs destinées tragiques qui n’ont jamais servi à l’hostilité, la division et la vengeance.
Par-delà les causes et les lois, en temps de guerre comme en temps de paix, avec art et curiosité prolongeant leurs disciplines respectives, jusqu’à l’ombre de leur âge, ils défendront les êtres humains avec le sens d’avoir à réconcilier en soi l’irréconciliable. Pour un horizon multiculturel et métissé à l’image du monde en mouvance.
Au cœur de cet ouvrage choral est ce dialogue en fugato, imitation de leurs pensées plurielles qu’ils ont transmis. Les auteurs réaniment les deux ancêtres et partagent leurs héritages. Ils honorent cette trans-mère, ce trans-père en soufflant l’aria de Tillion, en récitant le verbe de Césaire, pareille à la forme musicale d’un oratorio. Une polyphonie racée chantant un nègre et une femme dont l’armure était la beauté. Un aria à deux voix oeuvrant vers le refus de l’étouffement lié à la question universelle du respect humain. Car l’un et l’autre avaient la capacité de s’identifier au plus offensé et au plus démuni et de tout mettre en œuvre pour sculpter leur idéaux. Donnant comme « la », une sonorité qui n’était pas seulement une acoustique du dehors mais le retentissement de vibrations internes. Transcendant l’inexprimable humiliation de l’homme.
Myriam Harleaux.


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Ecouter l'interview de Claire Mestre réalisé par Sophie Haberbüsch à propos de Vivre c'est résister : textes pour Germaine Tillion et Aimé Césaire.

Samedi 26 Mars 2011